"Non, je ne suis pas inutile"
Point de vue de Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux droits des victimes
Paru dans le journal LE MONDE, 29 septembre 2004
Certains commentateurs sceptiques, isolés mais bruyants, ont cru pouvoir prétendre que le secrétariat d'Etat aux droits des victimes était
inutile. Et pourtant, les disparitions d'enfants, les catastrophes sanitaires, les violences conjugales, mais aussi un peu plus loin de nous, le massacre de Beslan
ou la tragédie haïtienne ne viennent-ils pas nous rappeler chaque jour l'absolue nécessité de venir en aide aux victimes ? Dépassées physiquement et psychologiquement,
elles ne peuvent bien souvent assumer seules le parcours long et difficile qui les attend.
Bien sûr, au fil des ans, les associations, les collectivités territoriales et les pouvoirs publics ont mis en place des dispositifs d'aide et de soutien pour répondre
aux besoins grandissants de notre société. Pourtant, l'oubli, le manque de considération, les réponses insuffisantes ou la jungle des réglementations sont autant
de plaintes et de réprobations qui nous exhortent à tourner radicalement le dos à l'inaction.
Les carences actuelles sont en partie la conséquence d'une agrégation des dispositifs successifs. La multiplication des initiatives, fussent-elles utiles et
pertinentes, n'a jamais pu se substituer à une politique publique. Bien au contraire, elle peut être parfois à l'origine même de la confusion et de l'iniquité.
Quand une vie, subitement, bascule, la collectivité nationale doit apporter une réponse juste et efficace qui suppose l'unification et la coordination des
dispositifs. Pour cela, une volonté politique est nécessaire. Elle existe depuis que le président de la République et le premier ministre ont décidé, en
avril dernier, de créer un secrétariat d'Etat aux droits des victimes.
Mon ambition est de faire naître une politique globale d'aide aux victimes. Mais, tout d'abord, je voudrais faire un sort à cette critique de quelques
esprits chagrins qui, par tactique ou conservatisme, ont d'emblée considéré que victimes et Etat ne pouvaient faire que mauvais ménage. Cette tendance
nietzschéenne, qui parlait du "Mitleiden", consiste à considérer la compassion comme méprisable car elle n'est qu'une redondance de la douleur elle-même. C'est oublier
que, pour beaucoup, la compassion est un acte d'accompagnement et de soulagement. Il suffit de se trouver un instant, un court instant, en présence d'une victime pour
ressentir son besoin de faire entendre sa parole, de ne pas se sentir seule, seule concernée.
Fi des sarcasmes, la présence de l'Etat est un acte naturel. Je ne regretterai jamais cette main tendue. Au-delà de cet acte symbolique qui n'a rien de démagogique, il
faut une véritable politique de fraternité envers ces victimes. Il faut prévenir, soutenir, reconstruire.
Prévenir est un élément-clé. Il faut l'entendre dans ses deux sens : prévenir certains faits et prévenir le public. Cette double exigence est criante dans le cas de la
disparition d'enfants. La puissance publique doit dépasser les modes usuels et trouver de nouvelles réponses. C'est dans cet esprit que j'ai décidé d'engager toute mon
énergie pour instaurer un système novateur de recherche et d'alerte faisant très vite appel aux médias et au sens civique de chacun. Aux Etats-Unis et au Canada, cette
alerte - "Amber" - fonctionne ; plusieurs fois mise en œuvre, elle a sauvé la vie de nombreux enfants. Ce moyen permettra en France et demain dans toute l'Europe de
tenter de neutraliser de nouveaux Dutroux ou Fourniret.
Mais prévenir, c'est aussi donner aux victimes une information claire et accessible. J'ai ainsi décidé la mise en place dès la fin de cette année d'un numéro d'accueil
facilement mémorisable, le 08 VICTIMES (ou 08 842 846 37). Il permettra non seulement d'accéder à une écoute et un suivi personnalisé pour les infractions pénales, mais
aussi d'aiguiller les autres demandes vers des associations spécialisées ou des services de téléphonie sociale existants.
La victime doit également être soutenue dans toutes ses démarches pour que, dans son désarroi, par sentiment d'isolement ou d'abandon, ses liens avec son environnement
social, affectif et professionnel ne soient plus définitivement brisés. Pour trop de victimes, qui ne sont pas prises en charge, l'exclusion sociale est au bout du
chemin. Les victimes ont aussi leur place au cœur de l'institution ; des mesures permettant d'élargir les possibilités d'aide juridictionnelle, de conforter leur place
dans le procès pénal, d'assurer la protection des victimes et des témoins seront prises prochainement.
Que l'on comprenne bien ici le sens de ce "recadrage" de la place de la victime : il ne s'agit nullement de déboussoler la procédure pénale, ni de déséquilibrer
le procès, pas plus qu'il n'est question de privilégier la vengeance sur le droit. Il s'agit simplement de permettre aux victimes d'accomplir au mieux le parcours
judiciaire, passage obligé, mais non exclusif, de leur thérapie.
La justice n'a pas seulement pour fonction de déterminer des coupables. Elle est aussi une étape dans la nécessaire reconstruction de la victime. Cette dernière
doit être partie intégrante de ce processus judiciaire, et ne pas avoir le sentiment d'être un "passager clandestin" de la procédure et du prétoire. Mon action se situe
aussi sur le champ de l'octroi de réparations les plus justes possible. Ainsi sait-on qu'aucun barème unifié d'indemnisation du préjudice corporel n'existe en France ?
Sait-on qu'un bras perdu risque d'être indemnisé différemment selon que l'on habite à Paris ou à Marseille ? Peut-on imaginer que l'on ne sera pas traité de la même
manière si l'on est victime d'un accident de la route dans un cadre professionnel ou dans un cadre strictement privé et que l'indemnisation, pour des mêmes faits sera,
là aussi, différente ?
Au-delà de ces exemples particuliers, il faut imaginer le maquis des différents systèmes d'indemnisation mis en place, suivant la technique bien connue du mille-feuille
législatif ou réglementaire. Il faut y mettre bon ordre, simplifier et harmoniser non seulement les barèmes, mais aussi les régimes d'indemnisation. C'est à ce prix que
nous pourrons enfin parler d'égalité de traitement.
Enfin, notre devoir de solidarité ne s'arrête pas aux frontières de l'Hexagone. Il s'applique aussi à l'égard des pays les moins avancés qui ont à souffrir des plus
terribles catastrophes naturelles. Une proposition existe de créer une force d'intervention sous l'égide de l'ONU - des "casques rouges" en quelque sorte - qui serait
composée de personnels de services d'intervention, de soins d'urgence et de crise, capable de réagir rapidement. C'est une réponse à cette exigence et je souhaite que
la France, berceau des droits de l'homme, et l'Europe puissent un jour porter ce projet ambitieux qui est la concrétisation d'un véritable droit au secours international.
Pour faire vivre ces ambitions, je sais pouvoir compter sur le formidable engagement dont font preuve les associations de victimes et d'aide aux victimes depuis déjà
plus de vingt ans. Par leur combat, elles ont largement contribué à la prise de conscience des pouvoirs publics sur la situation des victimes. A leur côté, à travers un
réel partenariat, l'Etat veut assumer ses responsabilités et s'engager dans une politique de proximité innovante.
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