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Des vies sans importance...
(Le Nouvel Observateur, Jacques Julliard, 25 janvier 2001)
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Voyez le bruit fait autour du meurtre d'un notable, d'un politique, d'un artiste.
Pour les disparues de l'Yonne, l'indifférence, le silence, l'ignorance volontaire, et cela pendant vingt ans !
On a beau être défiant envers les stéréotypes nationaux qui voient partout en Angleterre des Jack l'Eventreur, aux Etats-Unis des tireurs
fous, en Allemagne des meurtres sur le pavé luisant et en Italie du Sud des crimes passionnels, il faut bien pourtant convenir que cette affaire des disparues de
l'Yonne aura à coup sûr pour l'étranger un côté terriblement français.
De même, on aura beau être en garde contre les préjugés parisiens qui font de la province le lieu d'élection des complots de notables, des haines recuites en silence
et des pauvres filles victimes de l'hypocrisie bourgeoise, il faudra bien admettre, en fin de compte, que l'on trouve dans cet abominable feuilleton ce que Clouzot,
Simenon et Chabrol ont produit de plus typique et de plus sordide.
Aucun des trois, cependant, ne serait allé jusqu'à imaginer cette chape de silence de plus de vingt ans. Huit jeunes filles handicapées se volatilisent en moins
de deux ans (1977-1979) d'un même lieu et, froidement, les «éducateurs» inscrivent, face aux noms des disparues, le mot «fugue» sur leurs registres, tandis que
des magistrats locaux peu curieux classent sans suite. Dans l'affaire des appelés de Mourmelon disparus sur la route, on n'a rien trouvé. Mais au moins, ce n'est
pas faute d'avoir cherché.
Alors, un complot à Auxerre ? Il n'est pas besoin, hélas, de cette hypothèse pour rendre compte de l'incroyable légèreté de l'appareil judiciaire, de l'appareil
administratif, du milieu de l'aide sociale. Un seul mot suffit à tout expliquer: l'indifférence. Comme si l'état de dépendance de ces jeunes filles, au lieu de
leur valoir une protection supplémentaire, avait déjà commencé à leur retirer une partie de leurs droits d'êtres humains et à les priver de l'habeas corpus.
Expression qu'il faut prendre au pied de la lettre: elles ne disposent plus tout à fait de leur corps, ces adolescentes que le chauffeur du car Emile Louis est
surpris à plusieurs reprises en train de «bousculer», cette enfant trisomique terrorisée à qui Mme Charrier, la sulfureuse directrice du foyer Soleil, exhibe
ses seins et ses fesses, ce jeune déficient mental violé en 1994 par le veilleur de nuit de l'Institut médico-édu-catif Grattery, où ont eu lieu les disparitions.
Quand on considère l'énormité des faits, la multiplicité des indices non exploités, on en vient à conclure que la solidarité entre les violeurs n'a eu d'égale
que la volonté de ne pas savoir des autorités administratives et judiciaires. Car enfin, Emile Louis, qui vient d'avouer sept meurtres avant de se rétracter,
avait été poursuivi à trois reprises pour des crimes et des délits sexuels.
Mis hors de cause, grâce notamment au témoignage de Mme Charrier, dans l'assassinat
de Sylviane, qui s'avérera pourtant la pupille de sa concubine, il est condamné ensuite à deux reprises pour violences sexuelles. De son côté, Pierre Charrier,
le directeur départemental de l'Association pour Adultes et Jeunes Handicapés (Apajh), est condamné en 1992 à six ans de prison pour viol aggravé. Et pourtant,
les procureurs successifs d'Auxerre, René Meyer puis Jacques Cazals, refusent de rechercher plus avant les liens possibles entre cette communauté délinquante et
la disparition de sept de leurs pensionnaires.
Des éducatrices comme Bernadette Petitcollot ont signalé au procureur que les handicapés hébergés au foyer de l'Apajh étaient en danger. En vain. Surtout, un
gendarme, l'adjudant chef Christian Jambert, a pendant quinze ans traqué Emile Louis au milieu du scepticisme poli de ses supérieurs. C'est lui qui a identifié
Sylviane. En proie à de graves problèmes personnels, il finira par se donner la mort. Il y a du Javert dans ce Jambert.
Il faut résister à la tentation de ne voir dans l'affaire des disparues de l'Yonne qu'un superbe fait divers propice à toutes les imaginations romanesques.
Encore n'ai-je rien dit de ce qui se passait à côté d'Auxerre, à Appoigny, où deux jeunes filles de l'Assistance publique ont été, des mois durant, séquestrées,
torturées et violées par des hommes encagoulés qu'on n'a jamais retrouvés. Mais je suis obsédé par l'ampleur de ces comportements qui font de l'enfant, du débile,
du handicapé, un matériel sexuel toujours disponible. Voyez le bruit fait autour du meurtre d'un notable, d'un politique, d'un artiste.
A Auxerre, l'indifférence, le silence, l'ignorance volontaire. La faute de ces gamines martyrisées, leur crime social étaient d'être des handicapées.
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